Istanbul, août 99

Il fait très chaud, la chambre de notre petit hôtel n'a pas la climatisation, et nous sommes deux à l'occuper. Je me suis déjà réveillé une première fois au chant du muezzin et maintenant je crois dormir profondément. Ce doit être un cauchemar, j'entends des cris de panique qui viennent de la rue comme une rumeur qui enfle. Je sens une vibration sourde mais je ne peux pas bouger, je suis cloué au lit, fatigué...

La journée avait été longue. Nous avions retrouvé Max à Istanbul après l'avoir quitté dix jours plus tôt à Port-de-Bouc, près de Marseille. Le tournage avait repris comme s'il ne s'était jamais interrompu. Max Mulhern, l'artiste américain sujet de ce film, était parti le 31 mai du musée du Louvre avec une immense sculpture d'aluminium montée sur des roulettes. Il voulait rejoindre l'île de Samothrace à pied avec son œuvre. Sa sculpture se voulait une version fin XXe siècle de la Victoire de Samothrace et son périple retraçait le chemin exact qu'avaient emprunté les Français, quand ils avaient convoyé l'œuvre jusqu'au Louvre, en 1864.


La lumière est aveuglante, je vois les minarets d'Istanbul qui se détachent sur un ciel trop blanc. Max est sur le pont du bac et tient sa Victoire d'aluminium : gros plan sur son air inquiet. Je pense en tournant ces images qu'il devrait être heureux d'avoir traversé la France puis la Méditerranée et d'être plus près de son but. Peut-être a t-il peur de l'atteindre ? Le bateau tangue, je dois rester stable avec la caméra. Tout bouge autour de moi... Il fait nuit, mon lit glisse sur le côté, il y a des cris dans les couloirs. "C'est un tremblement de terre", me dit Picard, qui est déjà debout. Max surgit à la porte : "Vite il faut descendre !" Il a déjà filé dans le couloir... Les secousses diminuent, dans les couloirs les cris ont cessé ; "Qu'est-ce-qu'on fait ? Ca a l'air terminé."
" L'hôtel est construit entièrement en bois, s'il avait dû s'écrouler ce serait déjà fait ". Je replonge dans un sommeil lourd...

Ce projet est bizarre depuis le début... Max n'aurait pas été mon ami, je ne crois pas que j'aurais commencé à tourner cette histoire dont je ne connaîs pas la fin. La sculpture est très belle, cette grande aile d'aluminium qui brille au soleil a achevé de me convaincre qu'il fallait faire le film, mais Max est vraiment imprévisible. Depuis le départ du Louvre où il s'est fait chasser par les gardiens comme un fou dangereux, jusqu'aux étapes prévues dans les musées et les centres culturels, rien ne se déroule "normalement", ce qui ne pose pas de problème à Max. Apparemment il a soif de reconnaissance, il aimerait que les gens s'intéressent à sa démarche, mais il ne fait rien pour rendre son projet " lisible " sinon accessible. Je commence à me demander comment le film va rendre compte de tout ça. Un documentaire comme celui là doit rester ouvert à l'imprévisible, mais il faut que le film ait une direction, sinon cette histoire n'intéressera personne... Cette histoire n'intéressera personne... Cette histoire n'intéressera personne... Clac clac clac...

Le lit bouge comme dans un mauvais film d'épouvante, une lumière crue m'aveugle, Picard est debout près de la porte et la lumière qui vient de s'allumer vacille déjà. Je me lève péniblement et me rend compte que c'est le somnifère que j'ai pris tout à l'heure pour ne plus entendre le muezzin qui me coupe les jambes. Toute la pièce bouge comme si quelqu'un secouait la maison...
"C'est trop dangereux de passer dans le couloir maintenant, il faut rester dans l'embrasure de la porte, c'est l'endroit le plus solide", me crie Picard.

Nous restons là, une minute peut-être mais une très longue minute... Puis le tremblement de terre diminue, comme s'il s'éloignait. Quelques instants plus tard, Max passe nous voir, il est stupéfait : " Vous êtes restés ici tout le temps ? Ça fait deux heures que je suis en bas, tout l'hôtel s'est vidé à la première secousse ! Vous êtes vraiment cool les Français ! "J'ai somnolé encore quelques heures, une seule secousse nous a réveillés et cette fois j'ai eu peur, mais elle était très faible et nous ne sommes toujours pas descendus. Dans ce sommeil hachuré il y avait une grande aile d'aluminium qui filait sur les routes de Turquie et qui évitait des trous béants dans la chaussée. Derrière, Picard et moi, caméra à la main, nous tentions de suivre cet Américain à roulettes qui allait de plus en plus vite. Soudain la sculpture et son créateur disparaissaient, happés par un cratère. Sur le coup je n'avais pas compris que ce rêve était en quelque sorte prémonitoire.

C'est l'aube, la télévision de l'hôtel diffuse en continu des images du drame, le séisme a fait des milliers de victimes. A Istanbul toutes les constructions lourdes en béton ont souffert, une caserne militaire s'est effondrée, tuant la plupart de ses occupants. Les images se succèdent : une main qui sort d'un amas de pierres, une femme qui hurle son chagrin et des hommes politiques qui parlent dans une langue que nous ne comprenons pas.

Le soleil est haut, Max et moi quittons Istanbul en camion, la sculpture qui est indemne est arrimée derrière. Picard est parti en avance pour nous retrouver après la frontière grecque et tourner l'arrivée de Max sur sa " terre promise ". Je filme la sortie d'Istanbul, suite de ruines où se relaient militaires et sauveteurs. Max me tend la bouteille avec laquelle il a décidé de se saouler consciencieusement pour oublier tout ça. Finalement ce film est à l'image du projet de Max, une entreprise déraisonnable dans un monde déraisonnable.



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